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Lautrec_chocolat_dancing_in_the_-irish_american_bar-_1896.JPGJeudi 23 février dernier, Gérard Noiriel était au théâtre du Gymnase pour tenir une conférence au sujet de la pièce de théâtre « Chocolat, clown nègre » qui s’est joué du 22 au 24 dans le même théâtre. Vous n’en avez peut-être jamais entendu parler, mais « Chocolat » a été le premier artiste noir français. Et c’est bien ça le problème : vous n’en avez jamais entendu parler malgré son succès incontestable dans le monde du spectacle. Cela nécessitait effectivement quelques explications.
 
Gérard Noiriel, historien français et spécialiste reconnu de l’immigration en France, a mis plusieurs années à préparer ce projet rassemblant artistes, acteurs de la vie civique et chercheurs. L’idée ? « Restaurer l’idéal du théâtre au lendemain de la Seconde Guerre » pour divulguer un savoir par le spectacle. Un savoir difficile à rassembler dans le cas de Chocolat, de son vrai nom Raphaël Padilla.
 
 

Raphael Padilla : un début de vie impitoyable

 
Raphaël est né en 1868 à la Havane, à Cuba, vraisemblablement de parents « nègres marrons », ces esclaves qui s’étaient enfui des plantations au péril de leur vie. Vendu à 8 ou 10 ans à un marchand portugais qui le ramène en Europe, il travaille comme domestique et garçon de ferme au sein d’une exploitation dont il s’enfuit vers 14 ou 15 ans pour errer dans les rues de Bilbao. Il s’engage finalement dans les mines de fer.
Le dimanche, il se rend au bar comme tous les mineurs et déjà, il impressionne ses confrères par ses talents de danseur. C’est à ce moment qu’un grand clown anglais, Tony Grice, le repère et l’emploie comme homme à tout faire.
C’est ainsi que Raphaël entre dans le monde du spectacle.
 
 

« Ils se foutent de ma gueule mais je suis en haut de l’affiche »

 
Les européens n’ont souvent encore jamais vu de noirs, et la seule présence de Raphaël provoque le rire. On le traite de « mal blanchi ». Raphaël a tellement de succès qu’il décide de prendre son envol, de quitter le service de Tony Grice et de tenter sa chance dans le monde du spectacle. C’est tout naturellement qu’il y trouve sa place et c’est, de façon ironique, ce rire qu’il provoque à cause de sa couleur de peau qui lui permet de s’émanciper.
Il arrive à Paris en 1886. Nous sommes sous la IIIème république en France et les « nègres », terme générique utilisé pour désigner les noirs, ont le choix entre deux surnoms : « Chocolat » ou « Bamboula ».
 
« Moins le blanc est intelligent, plus le noir lui paraît bête » (André Gide) 
 
En fait, Raphaël pourrait se sentir humilié, bafoué et méprisé mais il va se servir de l’effet qu’il fait aux spectateurs. Lui, le gosse des rues, l’ancien esclave, il n’en a rien à faire de ce que pensent les gens, qui le raillent à cause de sa couleur de peau ou de sa gestuelle qu’ils jugent simiesque. D’ailleurs, il en rajoute. Tout ce qui compte pour lui, c’est d’être sur scène et d’en vivre, et il y réussit. En 1888, il triomphe dans « Les noces de Chocolat », le plus gros succès de l’établissement qui l’accueille.
 
Il profite de l’arrivée de la démocratie, de la fin de la censure, mais aussi de l’expansion économique qui se traduit par l’apparition du cirque et du music hall. Fin XIXè siècle, le mot « actualité » fait son apparition et « Chocolat » est l’acteur parfait pour incarner des pièces mettant en scène des chefs de tribu africaine ou des personnalités antillaises dont on rapporte les histoires dans la presse, alors en pleine expansion puisqu’en 20 ans on passe de 1 à 10 millions de lecteurs.
 

Le premier duo de clown : le clown blanc et l’ « Auguste »

 
C’est à Paris qu’un clown anglais, un certain George Footit, Tudor Hall de son vrai nom, repère Raphaël à qui il propose une collaboration. Leur duo, Chocolat et Footit rencontre un immense succès. Leur succès est tel qu’ils deviennent les premiers artistes à faire de la publicité, mais aussi les premiers acteurs du cinéma muet.
 
A partir de 1895, Chocolat et Footit déclinent leurs sketches, ponctués de scènes de cascades, de gags… mais aussi et surtout de scènes d’humiliation. Chocolat joue l’Auguste, c'est-à-dire le souffre-douleur du blanc. Les scénettes se terminent toujours par le même leitmotiv de Footit : « Monsieur Chocolat, je vais être obligé de vous frapper ». Dans leur duo, Raphaël le noir joue un personnage infantile, espiègle et farceur que Footit le blanc, a pour mission aux yeux du public, de corriger.
Connaissez-vous l’expression « être chocolat » ? Elle signifie être berné, trompé. Elle nous vient de ce fameux duo. A écouter : Gérard Noiriel dans l'émission de Laurent Ruquier. 
 
 
Le succès est au rendez-vous jusqu’en 1903 puis décline jusqu’en 1910, où le duo se sépare. Gérard Noiriel y trouve plusieurs explications.
Le métier d’artiste de spectacle est par nature un métier précaire ; l’intérêt du public arrive aussi soudainement qu’il s’éloigne.
L’arrivée en France du show biz américain, notamment avec le Cake Walk, une danse du sud. Les français découvrent un autre « catégorie » de noirs : des professionnels de la danse. Chocolat apparaît immédiatement daté à côté de cette nouvelle génération.
Et l’affaire Dreyfus…
 

L’affaire Dreyfus : un tournant dans la réflexion sur les droits de l’homme…. Et une calamité pour la carrière de Chocolat

Rappel des faits : en 1894, Afred Dreyfus, un capitaine alsacien de confession juive est accusé puis condamné pour espionnage. A l’époque, la droite et l’extrême droite soufflent –fort- sur les braises de l’antisémitisme. En 1898, Emile Zola publie « J’accuse », une tribune dans lequel il dénonce le caractère complètement antisémite de cette accusation : pour lui -comme pour tous les autres intellectuels qui le rallient dans le mouvement de la ligue des droits de l’homme-, Dreyfus n’est condamné que parce qu’il est juif. Et c’est inadmissible.
S’ensuit un grand débat sur les valeurs républicaines. La France veut se définir comme la patrie des droits de l’homme.
Et montrer un noir frappé par un blanc, ça commence à déranger… Le Nouveau Cirque de Paris ne renouvelle pas le contrat de Footit et Chocolat. Chocolat tente alors, vainement, une reconversion dans le théâtre mais s’il est estimé en tant qu’artiste du spectacle par ses pairs, il est impossible pour lui d’être reconnu en tant que comédien.

« Intellectualisation des clowneries », affaire Dreyfus et Droits de l’homme

Pour une frange éduquée de la population, les spectacles de Footit et Chocolat ne sont ni plus ni moins que l’illustration de la mission civilisatrice de la France dans ses colonies. C’est en tout cas ce qu’explique la Revue Blanche notamment, dans laquelle rédige le milieu intellectuel de l’époque, l’avant-garde à Montmartre, composée d’aspirants intellectuels, pigistes, et autres wannabe écrivains qui délivrent une interprétation politisée des clowneries de Footit et Chocolat.
Vous avez bien lu, des intellectuels comme Proust, Apollinaire, mais aussi Blum ou Gide ont fait ce genre d’analyse… Avant de se retrouver franchement « gênés aux entournures » comme dit Gérard Noiriel, confrontés à leurs propres positions en faveur des droits de l’homme.

Raphaël, ancêtre des danseurs Hip Hop en France ?

Il reste peu de traces de son passage. Raphaël, contrairement à Footit, ne fait pas l’objet de beaucoup d’articles. Les journalistes s’intéressent peu à sa vie. Gérard Noiriel insiste sur la difficulté qu’il a eu à rassembler des informations sur la jeunesse de Raphaël Padilla, sur le manque de curiosité des observateurs de l’époque. La date de sa naissance d’ailleurs reste incertaine.
Tudor Hall/George Footit a été enterré au cimetière du Père Lachaise, Raphaël Padilla/Chocolat a été jeté dans la fosse commune avec les indigents, à Bordeaux… Une ville d’où partaient des bateaux négriers à l’époque.
Raphaël s’était marié avec une française du nord, Marie Grimaldi, dont il a adopté les deux enfants. Il les a élevé comme ses propres enfants et leur apprit les métiers du cirque. Si la fille de Marie meurt prématurément à l’aube des 20 ans, son fils Eugène montera quelques numéros avec son père adoptif, en portant fièrement le surnom de ce dernier.
Il n’en reste pas moins que Raphaël a ébloui les spectateurs, venus pour rire de lui, partis convaincus de ses prouesses scéniques et de ses talents de danseur. Ses qualités d’artiste de scène n’ont jamais été remises en cause.
Gérard Noiriel insiste sur la nécessité de remettre en contexte l’histoire de Raphaël. Loin de penser forcément à mal, la majorité de la population regarde de façon assez naïve et candide ces gens aux traits et à la couleur de peau si différents. C’est une découverte totale. En cela, l’exposition sur les Zoos humains qui se tient au Quai Branly jusqu’en juin prochain a le mérite d’attirer la lumière sur un pan de l’histoire méconnu et encore peu abordé mais se risque, selon lui, à une interprétation anachronique.
Le théâtre du Gymnase, quant à lui, organise régulièrement des débats autour des pièces qu’il donne à voir, lorsque le thème est « susceptible d’intéresser le public ». Marie-Julie Amblard, chargée des relations publiques a eu le nez creux : nous sommes un jeudi, vers 15H, et pas moins de 60 personnes se sont déplacées pour en savoir plus sur le premier artiste noir français.
Tag(s) : #Société et Tendances, #Histoire méconnue
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